Deux personnages allongés face à une usine désaffectée, visage tendu, observant. Un homme bras levé, seul au milieu d’un champ d’herbes hautes. Ailleurs une femme, chevelure flottant, des pastilles rouges s’échappant en grappes de son corps. D’autres encore fuyant, courant, ou bien figés, endormis, abandonnés.

Les scènes fixées par Lynda Deleurence sont d’ambivalence et de mystère. Pluie d’étoiles ou radioactive ? L’artiste joue de sa fascination pour le pire. La beauté de l’irrémédiable. C’est une centrale nucléaire dans le soir, illuminée, et son reflet dans l’eau trouble, magnifié. Ce sont des autoroutes, des ponts, les orages et les ciels mauvais, le spectacle d’un quotidien qui nous laisse parfois éblouis.

Lynda Deleurence met autant d’ardeur à dresser le décor de ses mises en scène qu’à en imaginer les acteurs. Les interprétations de ses tableaux se veulent toujours multiples et c’est aussi ce qui les motive : jouissance ou terreur, angoisse ou jubilation ?

Les paysages qu’elle capte sont en attente, en alarme, sous tension, sur le point de. Ils se tiennent sur le fil entre merveille et cauchemar, comme le calme précède la tempête, le temps suspendu juste avant ou après un drame. Pas de message politique ou social. Mais des impulsions. Des saisissements. Nous en sommes là.

Les personnages sont menacés, menaçants, en un mouvement statique. Tendus vers quoi ? Quel séisme intérieur ? Quel effroi en survol ? Ils s’offrent visage baissé, tourné, retourné, dévisageant ou dévisagés. Seuls, en couple, en groupe, nous interrogeant de leur présence puissante, dérangeante ou complice.

« Je veux laisser à mes toiles assez de tolérance et d’espace libre pour accueillir la subjectivité de chacun. Je tiens beaucoup à l’idée d’une affinité possible entre la toile et le spectateur. Si elle se passe, le spectateur vient alors participer et rejoindre la scène de la peinture en apportant un peu de son intimité. »

La technique picturale est faite de juxtapositions que l’artiste découvre elle-même, plongée dans sa propre fabrication. Il y a du contrôle et du hasard, du calcul et de l’improvisation, sans but de performance ou de style mais avec la volonté de malaxer les références d’époque, les interrogations piochées dans l’actualité, qui sont ici amalgamées, croisées, nous donnant des nouvelles du monde avec une douce violence qui nous malmène et nous séduits.

« La netteté des mises en scène est rendue impossible par l’exercice même de ma peinture, qui vient éprouver l’histoire en cours et nous rappeler que la vie est fragile et floue. Les accidents sont nombreux, bienvenus ou malheureux, gardés ou jetés, acceptés ou répudiés. La peinture est quelque chose d’incertain que je m’attache à palper et à dompter. Je m’arrête lorsque j’ai la sensation qu’elle m’est devenue indépendante. »

Les couleurs arrivent tranchantes, en contraste, mêlées ou contenues tandis que les contours restent incertains, personnages mangés par le paysage qui les entoure, membres effacés ou soulignés d’un trait noir, visages marqués ou seulement esquissés. Au loin les fils électriques se détachent sur le ciel, croisant les cimes des arbres et les hautes cheminées des usines qui tremblent dans l’air surchauffé et envoient en signal de lourdes fumées. Tout semble échapper mais tout est tenu.

Les tableaux de Lynda Deleurence nous font appel et nous engagent sur un terrain glissant, que l’on emprunte avec une curieuse méfiance, émus et troublés à la fois.

Lise Benincà. Sept 2007